7 janvier 2017
Lecture: Hiver à Sokcho, Elisa Shua Dusapin
Une merveille pour commencer l'année.
L'auteure de ce petit bijou Elisa Shua Dusapin.
Née en 1992 d'un père français, d'une mère sud-coréenne.
Elle grandit entre Paris, Séoul et Porrentruy, petit bled suisse dans le canton du Jura.
En 2014 elle a 22 ans, elle est diplômée de l'Institut littéraire suisse de Bienne et commence
à se produire en tant que comédienne dans la compagnie Sturmfrei dirigée par Maya Bösch.
Actuellement elle poursuit sa formation avec un Master en Lettres à l'université de Lausanne
et l'air de rien, en août 2016, elle sort son premier roman Hiver à Sokcho aux éditions Zoé
qu'elle a commencé à écrire à l'âge de 20 ans. En septembre dernier, il reçoit le prix Robert Walser 2016.
Le roman nous plonge dans l'hiver d'une station balnéaire déserte en Corée du Sud.
La narratrice, fille de mère coréenne et de père français, travaille dans une modeste pension
où vient s'installer Kerrand, auteur de bande dessinée français, en recherche d'inspiration,
en recherche de quelque chose.
Voilà deux êtres solitaires qui s'épient, se croisent, se rapprochent, se distancient.
Un chassé-croisé intense entre ces deux âmes à cheval entre plusieurs cultures.
Avec une écriture très dépouillée, Elisa distille des atmosphères d'une intensité incroyable,
d'une fragilité éblouissante où planent la mélancolie, la nostalgie, la passion cachée.
Une écriture épurée mais brûlante d'émotions contenues.
Au fil des pages cette sensation forte que chaque mot a été déposé délicatement
pour raconter un murmure, un silence, un érotisme subtile.
Divin !
Quatrième de couverture:
A Sokcho, petite ville portuaire proche de la Corée du Nord, une jeune Franco-coréenne
qui n'est jamais allée en Europe rencontre un auteur de bande dessinée venu chercher
l'inspiration loin de sa Normandie natale. C'est l'hiver, le froid ralentit tout, les poissons
peuvent être venimeux, les corps douloureux, les malentendus suspendus, et l'encre coule
sur le papier, implacable: un lien fragile se noue entre ces deux êtres aux cultures si différentes.
Ce roman délicat comme la neige sur l'écume transporte le lecteur dans un univers d'une
richesse et d'une originalité rares, à l'atmosphère puissante.
Premières lignes:
"Il est arrivé perdu dans un manteau de laine. Sa valise à mes pieds, il a retiré son bonnet.
Visage occidental. Yeux sombres. Cheveux peignés sur le côté. Son regard m'a traversée
sans me voir. L'air ennuyé, il a demandé en anglais s'il pouvait rester quelques jours, le temps
de trouver autre chose. Je lui ai donné un formulaire. Il m'a tendu son passeport pour
que je le remplisse moi-même. Yan Kerrand. 1968, de Grandville. Un Français. Il avait
l'air plus jeune sur la photo, le visage moins creux. Je lui ai désigné mon crayon pour qu'il
signe, il a sorti une plume de son manteau. Pendant que je l'enregistrais, il a retiré ses gants, les a
posés sur le comptoir, a détaillé la poussière, la statuette de chat fixée au-dessus de l'ordinateur.
Pour la première fois je ressentais le besoin de me justifier. Je n'étais pas responsable
de la décrépitude de cet endroit. J'y travaillais depuis un mois seulement."
Extraits:
"Les plages ici attendent la fin d'une guerre qui dure depuis tellement longtemps qu'on finit
par croire qu'elle n'est plus là, alors on construit des hôtels, on met des guirlandes mais tout
est faux, c'est comme une corde qui s'effile entre deux falaises, on y marche en funambules sans
jamais savoir quand elle se brisera, on vit dans un entre-deux, et cet hiver qui n'en finit pas !"
"Trois femmes barbotaient autour de nous, des ventouses roses collées sur les omoplates.
La plus jeune avait mon âge mais des seins déjà tombants. J'ai considéré les miens. Fermes
comme des louches retournées. Rassurée, j'ai rejoint ma mère dans le bassin au soufre.
Elle avait emballé ses cheveux dans un sac en plastique qui lui donnait l'air, dans la vapeur,
d'un champignon fumigène."
"- Tu es si belle quand tu manges, ma fille.
J'ai dégluti avec difficulté, refoulant mes larmes au fond de ma gorge. Péniblement, j'ai marché
jusqu'à la pension, le ventre tendu par mon gavage."
"Quand j'ai raccroché, Kerrand était à table, son carnet devant lui. Il a penché la tête, replacé ses
cheveux en arrière, posé la mine du crayon sur le papier. Trait après trait, j'ai vu apparaître un toit.
Un arbre. Un muret. Des mouettes. Une bâtisse. Elle ne ressemblait pas aux maisons de Sokcho,
elle était en brique. Il a mis de l'herbe alentour, pas d'herbe ici, brûlée par le gel en hiver, par le soleil
en été, mais de l'herbe grasse. Puis une jambe, des jambes épaisses de vaches, et puis les vaches
toutes entières. Au loin, un port et des landes, des vallons venteux. A la fin Kerrand a frotté la mine
pour créer de l'ombre. Il a détaché la feuille du carnet, me l'a tendue. Sa Normandie. Il me la donnait."
"Un courant d'air a refroidi la pièce. En me retournant, j'ai vu Kerrand entrer. Il voulait un verre
d'eau. Il a bu en observant mon plan de travail comme un tableau qu'on ne comprend pas.
Déconcentrée, je me suis entaillée la paume. Le sang a moussé sur les carottes, durci en
croûte brunâtre. Kerrand a sorti un mouchoir de sa poche. Il s'est approché pour l'appliquer
sur ma plaie.
- Il faut faire attention.
- Je n'ai pas fait exprès.
- Heureusement.
Il a souri, sa main pressée contre la mienne. Je me suis dégagée, mal à l'aise. Il a désigné la poêle.
- C'est pour ce soir ?
- Oui, à dix-neuf heures, dans la salle à côté.
- Il y a du sang.
Constat, dégoût, ironie. Je n'ai pas compris la nature de son ton. Entre-temps, il était ressorti.
Il n'est pas venu manger."
"Il n'avait pas le droit de partir. De s'en aller avec son histoire. De l'exhiber de l'autre côté
du monde. Il n'avait pas le droit de m'abandonner avec la mienne qui se dessècherait sur les rochers."
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Belle lecture! Belle phot! Belle femme!
RépondreSupprimerMerci pour beau blog que je suis depuis longtemps.
Enfin, le dire...
Lumineuse année 2017. Geneviève
Geneviève, merci pour vos mots.
SupprimerJe les ai lus avant de m'endormir. C'était doux :)
Belle année ! De l'amour et de l'espace...