On m'a offert le dernier roman de Jeanne Benameur, Profanes.
L'histoire d'Octave Lassalle, ancien chirurgien qui a passé l'essentiel de sa carrière à sauver des vies.
A 90 ans, il décide que c'est sa propre vie désormais qu'il va falloir sauver.
Il se constitue alors une équipe de 4 personnes sélectionnées avec soin.
Trois femmes, un homme qui vont l'épauler, jour et nuit.
4 accompagnants de vie qui se croisent et qui portent en eux le poids d'une secrète souffrance.
Des blessures que l'on entrevoit par bribes et qui font écho à l'indicible douleur du nonagénaire.
Mon plus beau livre depuis très longtemps.
Jeanne est une dentellière qui tisse les mots avec délicatesse, humilité, dignité.
Des mots qui restent dans le creux du coeur.
La lecture demande plusieurs temps d'arrêts.
L'histoire qui s'offre à nous est tellement belle et riche qu'elle pousse à la pause.
Pour songer. Pour absorber toute cette beauté que Jeanne fait éclater à chacune des pages.
Je ne saurais que vous conseiller ce roman.
Il nous traverse de part en part et laisse en nous un puissant souffle de vie.
Extraits:
"Ils sont là, derrière la porte. Il ne faut pas que je rate mon entrée.
Maintenant que je les ai trouvés, tous les quatre, que je les ai rassemblés, il va falloir
que je les réunisse. Réunir, ce n'est pas juste faire asseoir des gens dans la même pièce, un jour.
C'est plus subtil. Il faut qu'entre eux se tisse quelque chose de fort.
Autour de moi, mais en dehors de moi."
"Louise, c'est une gosse de son village. Elle l'a vue toute petite. Et puis, elle est venue,
avec ses parents, à l'enterrement de sa mère. C'est rare qu'on amène les enfants.
Elle s'est toujours rappelé. La petite était la seule à avoir voulu toucher le corps.
Elle l'avait prise par la main, l'avait emmenée dans la chambre où sa vieille mère reposait
et quand Louise avait posé se petite main de rien du tout sur la joue de sa mère, elle, Yolande,
s'était mise à pleurer, elle qui n'avait pas encore versé une seule larme. La caresse de la petite,
toute simple, sur la joue de sa mère, c'est ce que, elle, elle n'avait jamais osé.
Ce sont des choses comme ça qui font des liens. On ne saurait pas dire."
"Elle regarde les fleurs qui poussent à foison, se dit qu'elle pourrait rapporter des brassées de fleurs.
Encore. Elle se met à cueillir, délicatement, en prenant soin de ne pas en prendre trop
au même endroit. Un bouquet réfléchi. Toute son attention concentrée sur les couleurs,
les parfums. Elle se dit que c'est son oeuvre du jour et que, si chaque jour,
elle arrivait à faire une chose, une seule, qui soit belle, elle serait sauvée. De tout.
Elle pense à sa mère toujours vêtue avec une élégance éteinte. Elle se demande
dans quelle couleur elle aimerait la voir habillée. Elle regarde ses fleurs.
Dans le bouquet est-ce qu'il y a une couleur pour sa mère ?"
"Le monde est acceptable si on voit les choses une par une. C'est l'emmêlement qui ne l'est pas."
"Les mots de l'amour il faudrait se contenter de les dire au-dessus de l'eau qui coule,
dans le vent au bord de la mer. Qu'ils soient portés loin. L'amour on ne devrait jamais l'enfermer,
ni dans les bouches, ni dans les coeurs. C'est trop vaste."
"Marc pense à tout ce qu'il a appris depuis qu'il est entré dans cette maison, qu'il a la charge du jardin.
Il sait par exemple que le chèvrefeuille, pour se reproduire, a besoin d'une variété de papillons de nuit.
Le chèvrefeuille émet le parfum de la femelle de ce papillon pour l'attirer. Parce qu'il faut que la vie
continue. Et ça a lieu. C'est pour cela que le chèvrefeuille embaume quand la nuit approche. La nature
a des habiletés étonnantes. Il pense qu'Octave Lassalle aussi. Il le regarde et voit les épaules lasses
mais le dos droit, qui tient la vie vertèbre par vertèbre.
Sans ce vieil homme il n'aurait jamais vécu la nuit qu'il vient de passer.
Une nuit forte. Simple. Une vraie nuit de vie."
"Elle avait employé plusieurs fois ce mot "tentative". Un mot qu'il aimait.
C'était celui qu'il employait pour baptiser le fait de vivre: une tentative.
Un mot humble, qui donne le droit de se tromper, d'errer, de recommencer."
"Il se rappelle quand il exerçait. Là, il n'appartenait à personne et personne ne lui appartenait.
Là, il oeuvrait, c'est tout. Et il était libre. La liberté, ça ne se compte pas au nombre d'heures
qu'on passe à travailler ou à faire quoi que ce soit, non. C'était ce sentiment, fort,
de ne plus appartenir à qui que ce soit. Juste être un humain parmi les humains, pour eux, avec eux,
sans hiatus. Être à sa place. Et oeuvrer, l'esprit libre. Relié à tous. Attaché à aucun."
"Elle bénit le libraire de rester ouvert si tard et sa liberté à elle, de pouvoir rentrer
à n'importe quelle heure sans avoir à avertir qui que ce soit.
C'est la première fois qu'elle se formule les choses de cette façon:
Elle ne pense pas je suis seule.
Elle pense je suis libre."