4 septembre 2009

Kafka sur le rivage d'Haruki Murakami







Le roman le plus ambitieux et le plus envoûtant de Murakami.
Il s'agit d'un roman d'initiation tant pour le héros que pour le lecteur.
Dans un style fluide l'auteur japonnais étudie les tourments de l'âme humaine
et s'immisce dans nos propres turpitudes...











Extrait 1:

"C'est la troisième nuit que je passe dans la cabane. Je m'habitue chaque jour davantage au silence et à la profondeur des ténèbres. Je n'ai plus vraiment peur de la nuit. Je mets des bûches dans le poêle, installe une chaise devant et me mets à lire. Quand je suis fatigué, je regarde les flammes du poêle, sans penser à rien. On ne se lasse pas de contempler les flammes. Elles semblent animées d'une volonté propre, et jouir de la liberté d'une créature vivante. Elles naissent, se rassemblent, se séparent, s'éteignent et disparaissent.
Quand le temps n'est pas couvert, je sors regarder le ciel. La vue des étoiles ne me donne pas le même sentiment d'impuissance qu'avant et je me sens de plus en plus proche d'elles. Chaque étincelle a un éclat différent. J'en ai identifié certaines et les observe briller dans la nuit. De temps en temps, elles jettent des feux plus forts, comme si elles venaient de se rappeler quelque chose d'important. La lune blanche est si claire qu'en concentrant mon regard j'arrive à distinguer tous les détails de ses reliefs. Dans ces moments-là, je ne peux plus penser à rien. Je retiens mon souffle et regarde fixement le spectacle, de tous mes yeux.
La batterie de mon baladeur s'est complètement déchargée, pourtant, être privé de musique ne me dérange pas autant que je l'aurais cru. Le gazouillis des oiseaux, le crissement des insectes, le murmure de la rivière, le froissement des feuilles agitées par le vent, les pas d'un petit animal trottinant sur le toit de la cabane, le bruit de la pluie... Et parfois, des sons indescriptibles et mystérieux frappent mes tympans... Je ne m'étais jamais rendu compte que le monde était plein de bruits naturels si vif et si beaux. Je vivais sans voir, sans entendre ces choses essentielles. Pour combler ce manque, je reste assis des heures sous le porche, les yeux fermés, immobile, simplement attentif à tous les sons autour de moi.
La forêt ne provoque plus en moi la même crainte qu'au début. Elle m'inspire une sorte de respect naturel et je me sens même intime avec elle. Mais je me contente, bien sûr, de rester sur le petit sentier, à proximité de la cabane, et ne pénètre pas plus avant. Je ne dois pas m'éloigner du chemin. Tant que je respecte cette règle, il ne peut rien m'arriver. La forêt m'accueille en silence. Ou peut-être m'ignore-t-elle. Et je peux partager la sérénité, la beauté qu'elle abrite. Mais peut-être que si j'enfreins la règle, des bêtes sauvages tapies dans le silence viendront me prendre dans leurs griffes acérées.
Je me promène parfois sur le sentier, m'allonge dans la petite clairière ronde au milieu des arbres, savoure le soleil qui y joue. Je ferme les yeux et, tout en offrant mon visage à la caresse des rayons, je tends l'oreille aux bruits que fait le vent dans la cime des arbres. J'écoute les oiseaux battre des ailes, les fougères frémir. Un profond parfum de végétation m'enveloppe. Je me sens libéré de la gravité, il me semble que mon corps se soulève un peu au-dessus du sol. Je flotte légèrement dans l'espace. Naturellement, cet état ne dure pas. Ce ne sont que des sensations fugitives qui disparaissent dès que je rouvre les yeux et que je quitte la forêt. Mais j'ai beau le savoir, c'est une expérience qui me chavire le coeur : après tout, dans ces moments-là, j'arrive à flotter dans l'espace.
De temps en temps, un violent orage éclate, se déchaîne et s'arrête aussi vite qu'il a commencé. Le temps peut changer brusquement dans ces montagnes.
Chaque fois qu'il pleut, je me déshabille, sors tout nu devant la maison, me savonne tout le corps et me rince sous la pluie. Quand j'ai transpiré après avoir fait ma gymnastique, j'ôte mes vêtements et prends un bain de soleil. Je bois des quantités de thé et me plonge dans la lecture, assis sur une chaise sous le porche. Quand le soleil se couche, je rentre pour lire devant le poêle. Je lis des recueils de contes, des manuels scolaires, des récits folkloriques, des ouvrages de mythologie, de sociologie, de psychologie, et du Shakespeare aussi. Plutôt que de lire un livre du début à la fin, je lis et relis plusieurs fois des passages qui me semblent importants, m'efforçant de bien les comprendre. Cela me paraît un procédé assez sûr pour intégrer un grand nombre de connaissances dans divers domaines. Il y avait un nombre incalculable de livres que j'avais envie de lire sur les étagères et il me restait pas mal de provisions. Mais je savais que mon séjour dans cette cabane ne serait que temporaire. Je ne faisais qu'y passer. Cet endroit était trop serein, trop naturel, trop parfait. Je ne le méritais pas. C'était trop tôt sans doute."


Extrait 2:

..."- Tel que tu me vois, j'ai été victime de discriminations diverses dans ma vie, poursuit-il. Seuls ceux qui en ont subi eux-mêmes savent à quel point cela peut blesser. Chacun souffre à sa façon et ses cicatrices lui sont personnelles. Je pense que j'ai soif d'égalité et de justice autant que n'importe qui. Mais je déteste par-dessus tout les gens qui manquent d'imagination. Ceux que T.S Eliot appelait "les hommes vides". Ils bouchent leur vide avec des brins de paille qu'ils ne sentent pas, et ne se rendent pas compte de ce qu'ils font. Et avec leurs mots creux, ils essaient d'imposer leur propre insensibilité aux autres. Comme nos deux visiteuses de tout à l'heure.
Oshima soupire, fait tourner le crayon entre ses doigts.
- Les gays, les lesbiennes, les hétéros, les féministes, les cochons de fascistes, les communistes, les Hare Krishna, et j'en passe, aucun d'eux ne me dérange. Peu m'importe de savoir quel drapeau ils brandissent. Ce que je ne supporte pas, ce sont les gens creux. Ceux-là me font perdre tout contrôle. Je finis par dire des choses que je ne devrais pas dire. Tout à l'heure, j'aurais dû les laisser parler, prendre a la légère. Ou alors j'aurais pu appeler Mlle Saeki et la laisser s'en charger. Elle est capable d'affronter ce genre de personnes en gardant le sourire jusqu'au bout. Moi, j'en suis incapable. Je ne sais pas me contrôler, c'est mon point faible. Et sais-tu pourquoi c'est une faiblesse ?
- Parce que si vous deviez vous occuper sérieusement de tous ceux qui manquent d'imagination, ce serait épuisant et surtout cela n'aurait jamais de fin.
- Exactement, dit-il en pressant légèrement sur sa tempe la gomme de son crayon. C'est tout à fait ça. Mais rappelle-toi ceci, Kafka Tamura : ceux qui ont arraché son ami d'enfance, l'amour de sa vie, à Mlle Saeki, étaient de cette sorte. Des esprits étroits, sans aucune imagination et très intolérants. Les thèses déconnectées de la réalité, les termes vidés de leur sens, les idéaux usurpés, les systèmes rigides. Voilà ce qui me fait vraiment peur. Je crains toutes ces choses et je les exècre du fond du coeur. Qu'est-ce qui est juste ? Bien sûr, c'est important de savoir ce qui est juste et injuste. Mais, la plupart du temps, les erreurs de jugement peuvent être rectifiées. Quand on a le courage de reconnaître ses erreurs, on peut les réparer. Or l'étroitesse d'esprit et l'intolérance sont des parasites qui changent d'hôte et de forme, et continuent éternellement à prospérer. Je sais que c'est une cause perdue, mais je refuse que ce genre de choses entre ici.
Il désigne les étagères du bout de son crayon. Naturellement, il parle de la bibliothèque en général.
- Je ne peux pas me contenter d'en rire et de les ignorer."


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