18 août 2015
Coup de coeur littéraire
Maylis de Kerangal, Réparer les vivants.
Une histoire de transplantation cardiaque.
Un coeur qui s'arrête dans un corps
et reprend vie dans un autre.
Une histoire de battement..
Fabuleux ♥♥♥
Extraits:
"Ce qu'est le coeur de Simon Limbres, ce coeur humain, depuis que sa cadence s'est accélérée
à l'instant de la naissance quand d'autres coeurs accéléraient de même, saluant l'événement,
ce qu'est ce coeur, ce qui l'a fait bondir, vomir, grossir, valser léger comme une plume
ou peser comme une pierre, ce qui l'a étourdi, ce qui l'a fait fondre - l'amour; ce qu'est le coeur
de Simon Limbres, ce qu'il a filtré, enregistré, archivé, boîte noire d'un corps de vingt ans,
personne ne le sait au juste, seule une image en mouvement créée par ultrason pourrait
en renvoyer l'écho, en faire voir la joie qui dilate et la tristesse qui resserre, seul le tracé d'un électro-
cardiogramme déroulé depuis le commencement pourrait en signer la forme,
en décrire la dépense et l'effort, l'émotion qui précipite, l'énergie prodiguée pour se comprimer
plus de cent mille fois par jour et faire circuler chaque minute jusqu'à cinq litres de sang,
oui, seule cette ligne là pourrait en donner un récit, en profiler la vie, vie de flux et de reflux,
vie de vannes et de clapets, vie de pulsations, quand le coeur de Simon Limbres,
ce coeur humain, lui échappe aux machines, nul ne saurait prétendre le connaître,
et cette nuit là, nuit sans étoiles, alors qu'il gelait à pierre fendre sur l'estuaire
et le pays de Caux, alors qu'une houle sans reflets roulait le long des falaises,
alors que le plateau continental reculait, dévoilant ses rayures géologiques, il faisait entendre
le bruit régulier d'un organe qui se repose, d'un muscle qui lentement se recharge -
un pouls probablement inférieur à cinquante battements par minute quand l'alarme d'un portable
s'est déclenchée au pied d'un lit étroit, l'écho d'un sonar inscrivant en bâtonnets luminescents
sur l'écran tactile les chiffres 05:50, et quand soudain tout s'est emballé."
(…) elle les voit qui passent devant elle, le père et la mère, (…) elle suit des yeux leur marche lente
vers les hautes portes de verre ; s'adosse contre un pillier pour mieux les voir : la verrière
est devenue miroir à cette heure, ils s'y reflètent comme se reflètent des fantômes à la surface
des étangs les nuits d'hiver ; ils sont l'ombre d'eux-mêmes aurait-on dit pour les décrire, la banalité
de l'expression relevant moins de la désagrégation intérieure de ce couple que soulignant
ce qu'ils étaient encore le matin même, un homme et une femme debout dans le monde,
et à les voir marcher côte à côte sur le sol laqué de lumière froide, chacun pouvait saisir
que désormais ces deux-là poursuivaient la trajectoire amorcée quelques heures auparavant,
ne vivaient déjà plus tout à fait dans le même monde que Cordélia et les autres habitants
de la Terre, mais effectivement s'en éloignaient, s'en absentaient, et se déplaçaient vers un autre domaine,
qui était peut-être celui où survivaient un temps, ensemble et inconsolables, ceux qui avaient
perdu un enfant."
"Marianne entend cet homme qui l'appelle et elle pleure, traversée par l'émotion que l'on
ressent parfois devant ce qui, dans le temps, a survécu d'indemne, et déclenche la douleur
des impossibles retours en arrière - il faudrait un jour qu'elle sache dans quel sens s'écoule
le temps, s'il est linéaire ou trace les cerceaux rapides d'un hula-hoop, s'il forme des boucles,
s'enroule comme la nervure d'une coquille, s'il peut prendre la forme de ce tube qui replie
la vague, aspire la mer et l'univers entier dans son revers sombre, oui il faudrait qu'elle
comprenne de quoi est fait le temps qui passe."
"… Cependant, ces trois individus ont beau partager le même espace, participer de la même
durée, en cet instant, rien n'est plus éloigné sur cette planète que ces deux êtres dans la douleur
et ce jeune homme venu se placer devant eux dans le but - oui, dans le but - de recueillir
leur consentement au prélèvement des organes de leur enfant. Il y a là un homme et une femme
pris dans une onde de choc, à la fois projetés hors sol et renversés dans une temporalité disloquée
- une continuité que brisait la mort de Simon mais une continuité qui, comme un canard sans tête
courant dans une cour de ferme, continuait, une dinguerie -, une temporalité dont la douleur
tissait la matière, un homme et une femme concentrant sur leurs deux têtes la pleine tragédie
du monde, et il y a là ce jeune homme en blouse blanche, engagé et précautionneux, préparé
à mener l'entretien sans brûler les étapes, mais qui a déclenché un compte à rebours dans un
coin de son cerveau, conscient qu'un corps en état de mort encéphalique se dégrade, et qu'il faut
faire vite - pris dans cette torsion."
« Le cœur de Simon migre maintenant, il est en fuite sur les orbes, sur les rails, sur les routes,
déplacé dans ce caisson dont la paroi plastique, légèrement grumeleuse brille dans les faisceaux
de lumière électrique, convoyé avec une attention inouïe, comme on convoyait autrefois
les cœurs des princes… »
"Le chant s’amplifie encore dans le bloc opératoire tandis que Thomas enveloppe la dépouille
dans un drap immaculé – ce drap qui sera noué ensuite autour de la tête et des pieds -
et l’observant travailler, on songe aux rituels funéraires qui conservaient intacte la beauté
du héros grec venu mourir délibérément sur le champ de bataille, ce traitement particulier
destiné à en rétablir l’image, afin de lui garantir une place dans la mémoire des hommes.
Afin que les cités, les familles et les poètes puissent chanter son nom, commémorer sa vie.
C’est la belle mort, c’est un chant de belle mort. Non pas une élévation, l’offertoire sacrificiel,
non pas une exaltation de l’âme du défunt qui nuagerait en cercles ascendants vers le Ciel,
mais une édification : il reconstruit la singularité de Simon Limbres. Il fait surgir le jeune homme
de la dune un surf sous le bras, il le fait courir au-devant du rivage avec d’autres que lui,
il le fait se battre pour une insulte, sautillant les poings à hauteur du visage et la garde serrée,
il le fait bondir dans la fosse d’une salle de concert, pogoter comme un fou et dormir sur le ventre
dans son lit d’enfant, il lui fait tournoyer Lou – les petits mollets voltigeant au-dessus du parquet -
il le fait s’asseoir à minuit en face de sa mère qui fume dans la cuisine pour lui parler de son père,
il lui fait déshabiller Juliette et lui tendre la main pour qu’elle saute sans crainte le mur de la plage,
il le propulse dans un espace post mortem que la mort n’atteint plus, celui de la gloire immortelle,
celui des mythographies, celui du chant et de l’écriture."
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire